La période que nous traversons depuis plusieurs semaines a fortement impacté nos métiers. Charge de travail accrue, modification totale du lien pédagogique avec les élèves, utilisation de nouveaux outils, éclatement des collectifs de travail renvoyant chacun d’entre nous à une forme de solitude : l’enseignement à distance a mis sous tension les personnels et a largement brouillé les contours de nos métiers.
Le constat de l’accroissement de notre charge de travail a été unanime. Il a fallu trouver ses marques, tâtonner, improviser, résoudre des problèmes techniques… Au-delà, des problèmes pédagogiques et didactiques ont vite émergé, faisant apparaître en creux ce qui fait le sens de nos métiers : des interactions multiples, entre l’enseignant et les élèves, entre les élèves eux mêmes ; des ajustements permanents auxquels nous procédons lors d’un cours en fonction de ce que nous percevons des réactions et des questionnements des élèves. Modifier les contenus et les apprentissages, les adapter, y réintroduire des enjeux pour les élèves, a nécessité une intense réflexion didactique dans laquelle les enseignants ont été largement abandonnés par l’institution. Si le travail à distance a renvoyé les enseignants à un travail trop solitaire, sans réelles possibilités d’échanges avec leurs pairs, cela a aussi été le cas pour les élèves. Les inégalités scolaires ont explosé pendant la période, trouvant leur source à la fois dans des problèmes d’équipements, d’environnement familial et social, de niveau d’autonomie, de maturité des élèves... Le principe d’un retour au collège et au lycée, sur la base du volontariat des familles, risque de creuser encore ces inégalités. Par ailleurs, les échanges numériques que nous avons pu avoir avec les élèves, voire avec leurs familles pour les plus jeunes d’entre eux, ont été nombreux. Parfois riches, toujours chronophages, ils ont eu tendance à brouiller dangereusement la frontière entre le temps de travail et le temps personnel. La « reprise », qui conduit nombre d’entre nous à mêler quelques heures de présence en établissement et poursuite d’une partie du travail en distanciel, ne fait que conforter cette tendance.
La vigilance s’impose aujourd’hui, car le ministre Blanquer voit dans la période une opportunité pour redéfinir nos métiers et nos missions, espérant pérenniser ce qui n’a été mis en place que pour répondre à une situation d’urgence exceptionnelle. Derrière la réflexion qu’il mène sur l’organisation de la rentrée de septembre, éventuellement sous une forme hybride si la situation sanitaire n’est pas revenue à la normale, pourrait se cacher aussi une visée budgétaire : limiter le nombre d’heures de cours des élèves et renvoyer en distanciel les compléments ! Chacun mesure l’intérêt que le Ministre aurait à promouvoir de telles perspectives à l’avenir, en les articulant avec les suppressions d’emplois prévues pour la rentrée 2020 et les suivantes. Par ailleurs, les industriels du numérique sont à l’affût, prêts à offrir leurs services marchands au moment où Blanquer annonce des « états généraux du numérique » en septembre pour tirer « les leçons positives » de la pandémie. Dans le même temps, les opérateurs numériques publics notamment Canopé et le Cned ont été victimes de coupes drastiques…
Ce sont des logiques bien différentes que nous mettons en avant. D’abord en faisant le constat clair que l’enseignement à distance n’a été qu’une réponse de secours à une situation d’urgence et qu’il n’a pas fait la preuve de son efficacité. Comment passer sous silence les élèves perdus de vue, les décrocheurs, ceux qui, tout en se connectant, ne sont pas rentrés dans les démarches proposées ? Quel bilan concernant les apprentissages ? Nous alertons aussi sur l’explosion des inégalités et sur l’hétérogénéité accrue qui va découler de la période de confinement. Il résulte de tout cela que la rentrée de septembre ne peut et ne doit pas être une rentrée ordinaire. Possibilités de remédiation, interventions en groupes limités seront indispensables comme le seront une révision et un allègement des programmes quel que soit le niveau concerné faute de quoi de nombreux jeunes, les plus fragiles scolairement et socialement, seront les victimes collatérales de la crise sanitaire. A nous de le faire entendre au Ministre et de le stopper dans ses visées de démolition du service public d’éducation !
Retrouvez, ci-dessous l’intégralité du bulletin académique n°376 - Juin 2020